Dans un pays où tous semblent parler en même temps, le vrai courage est peut-être de savoir se taire un moment pour penser.
J’avais arrêté ce blog depuis plus d’une année. J’ai pris le temps d’écouter, d’échanger, de regarder ce pays et de sentir son cœur battre.
Le Sénégal est à l’image de ce baobab majestueux, plusieurs fois centenaire sur l’ile de Dionewar sur les berges du Saloum qui regarde le tumulte du monde tel le fleuve qui coule à ses pieds.
Le vacarme des jours
Il y a des moments où le Sénégal ressemble à une place publique sans fin.
Tout le monde parle, s’indigne, commente, prophétise.
Les bourreaux d’hier qui essaient de se faire passer pour des victimes.
Ceux qui se sont gavés d’argent public et ingurgiter jusqu’à plus soif veulent apparaître comme des martyrs aujourd’hui. L’incarcération à Rebeus apparaît comme la summum du déshonneur. Passe encore le pavillon spécial des malades incarcérés mais la prison, non pas la prison pour eux.
Alors les plateaux télé qu’ils continuent de biberonner débordent, les réseaux sociaux alimentés brûlent, les conversations s’enflamment au moindre mot.
Le bruit est partout — un bruit qui ne laisse plus respirer la pensée et le discernement.
On ne cherche plus à comprendre, mais à réagir, même pour les acteurs les plus avisés et pas dupes.
Chacun veut avoir raison, tout de suite, bruyamment.
Et pourtant, plus le bruit augmente, plus le sens s’éloigne.
On confond la passion avec la profondeur, l’indignation avec la lucidité.
La démocratie, elle, demande autre chose : du recul, de la lenteur (du temps), du discernement.
La fureur et ses blessures
Sous le bruit, il y a la fureur.
Une fureur qui n’est pas seulement politique : elle est sociale, générationnelle, existentielle.
C’est la colère d’une jeunesse brillante, impatiente, ouverte au monde, mais bloquée, instruite mais sans espace, connectée mais frustrée.
C’est aussi la fatigue d’un peuple qui travaille dur, mais qui ne voit pas toujours le fruit de son effort.
La vie chère, l’insécurité, la récession économique qui s’installe insidieusement, anéantissent les espérances soulevées par la victoire de Ousmane Sonko et Diomaye Faye.
Cette fureur est juste.
Et c’est elle qui a posé les prémisses de la révolution démocratique en cours.
Mais elle devient dangereuse quand elle n’a plus d’horizon, quand elle n’est plus orientée par une pensée.
Elle peut se transformer alors en spirale, en déferlement. Et au lieu de bâtir, elle peut tout brûler comme l’expérience et l’histoire des révolutions dans le monde nous en ont donné souvent une illustration.
Revenir à l’essentiel : penser
Penser au-delà du bruit et de la fureur, c’est un acte presque spirituel.
C’est refuser de se laisser happer par le tumulte du moment pour revenir à ce qui dure.
C’est s’asseoir, observer, écouter — non pour fuir, mais pour comprendre.
Le Sénégal a toujours su le faire.
Nos traditions sont souvent des écoles de pensée.
On y apprend que parler ne suffit pas : il faut chercher le vrai mot, celui qui apaise et éclaire.
Penser, ce n’est pas se taire : c’est parler autrement.
Et pour reprendre la formule de Lénine : là où il y a une volonté, il y a un chemin.
L’éthique du discernement
Le vrai enjeu du Sénégal n’est pas seulement institutionnel, mais intérieur.
Pastef n’a pas engendré la révolution démocratique actuelle comme le démiurge qui façonne l’univers à partir d’un chaos préexistant, en s’inspirant des formes intelligibles et éternelles pour créer un monde ordonné et beau.
Ousmane Sonko n’essaie pas de créer le monde à partir de rien (ex nihilo), mais organise une matière désordonnée, introduisant un ordre par la proportion et la raison. C’est du moins de ce que j’ai compris de ses déclarations et de ses écrits.
Elle sourd depuis de nombreuses années, de la contestation du vol des deniers publics, de la gabegie qui a régné dans les hautes sphères des pouvoirs passés.
Elle sourd depuis les 12 ans au pouvoir Abdoulaye Wade, qui a réduit à néant notre culture des règles de la bonne administration publique, de l’Etat de droit, au profit de coteries familiales et financières. Et a engendré le retour du refoulé du pouvoir ceddo ou ce que le professeur Mamadou Diouf appelle le modèle islamo-wolof de l’Etat.
Elle sourd après la poursuite du wadisme sans Wade, avec la mise en place par Macky et les siens de la gestion clanique et mafieuse de l’Etat, prêts à tout pour piller et massacrer sans remords toutes contestations.
Nous avons besoin d’une éthique du discernement.
D’apprendre à distinguer l’émotion de l’information, la critique de la haine, la conviction du fanatisme.
Il faut remettre la pensée, l’éducation, la culture au centre du débat national.
Non pour créer une élite qui parle seule, mais pour reconstruire un langage commun,
où la parole retrouve sa valeur.
En somme, l’objectif de la révolution démocratique en cours est de « faire Nation », c’est-à-dire continuer à créer un sentiment d’appartenance commune chez tous les citoyens de ce pays, en renforçant le sentiment d’une destinée et d’une solidarité partagées.
Cela passe, par la construction de liens sociaux forts et la mise en place des conditions d’équité, de justice et de confiance entre les citoyens que nous sommes.
Et la clarté morale est une forme de courage politique. C’est ce que résume à mon sens la formule : Jub, Jubal, Jubanti. Des concepts moraux wolof qui veulent simplement traduire ces valeurs : transparence, justice, redressement.
Penser, c’est aimer le pays
Penser, dans ces temps troublés, c’est résister à la banalité du mal en refusant de suivre le courant comme le dit Hannah Arendt.
Le mal étant ce sentiment dans lequel les épigones de Wade (Macky et les siens) veulent plonger ce pays.
A l’aide des méthodes démoralisantes qui transforment les citoyens pensants en automates, ils veulent tuer la volonté des citoyens, le caractère, la dignité. La coterie gouvernante balayée en mars 2024, a su devenir grâce aux milliards détournés, une petite oligarchie qui se veut, même masquée, inamovible et inviolable.
Le bruit passera.
La fureur aussi.
Mais ce qui restera, c’est la qualité de notre regard collectif — notre capacité à dire : voilà où nous voulons aller ensemble.
Ce pays a besoin de citoyens qui écoutent avant de répondre, de leaders qui pensent avant de parler, et d’une jeunesse qui croit que le silence, parfois, est plus fort que le cri.
Parce qu’au fond, penser au-delà du bruit et de la fureur, ce n’est pas s’éloigner des réalités du Sénégal : c’est apprendre à le voir tel qu’il est — pour mieux le transformer.
Babacar FALL, haut fonctionnaire à la retraite.
