Le professeur Abdel Kader Boye discrimine les institutions de la République Par Abdoul Aziz DIOP
Depuis le mois de juin 2011, le nombre de mandats que le président de la République sortant -Abdoulaye Wade hier, Macky Sall aujourd’hui- peut effectuer a bien fait son entrée dans l’histoire du Droit positif sénégalais. Une histoire du mandat présidentiel s’impose alors aux spécialistes, les obligeant, depuis un peu plus de 11 ans maintenant, à traiter le sujet dans son historicité. Le but de l’exercice est de rendre intelligible l’objet d’étude en 2011 et 2023, tout en établissant les rapports étroits entre les démonstrations juridiques du présent et celles du passé encore récent. Concernant les auteurs desdites démonstrations, le sérieux et la crédibilité scientifique des conclusions auxquelles ils parviennent se mesurent moins par la qualité de leurs nouvelles explications -somme toute laborieuses- que par leur conformité avec celles un peu plus anciennes et non moins convaincantes.
Un Abdel Kader, deux professeurs Boye
En janvier 2012 -Décision sur les affaires n°3 à 10 et 12 à 14-E-2012 du 29 janvier 2012 du Conseil constitutionnel- «l’article 104, explique le professeur Boye (
https://www.seneplus.com/opinions/le-president-macky-sall-face-son-destin), [mit] hors du champ d’application de la Constitution de 2001, un mandat acquis sous l’empire de la Constitution de 1963».
En janvier 2023 -décision non encore prise par le Conseil constitutionnel- l’article 27 (modifié par suite de la réforme constitutionnelle de 2016 et ratifié par référendum le 20 mars de la même année) mettrait hors du champ d’application de ladite réforme le premier mandat de 7 ans de l’actuel locataire du palais de la République acquis sous l’empire de la Constitution de 2001.
Pour l’instant, une chose est sûre : la durée du premier mandat de 7 ans (au lieu des 5 ans voulus par Macky Sall) était, elle, hors du champ d’application de la loi de 2016 portant révision de la Constitution de 2001. Dans le message à la Nation sur la révision constitutionnelle, prononcé le 15 février 2015, le président de la République expliqua pourquoi en ces termes : «Se fondant sur l’histoire constitutionnelle de notre pays et l’expérience d’autres Etats partageant la même tradition juridique, le Conseil constitutionnel considère que le mandat en cours au moment de l’entrée en vigueur de la loi de révision dont la durée, préalablement fixée dans le temps, et par essence intangible, est hors de portée de la loi nouvelle.»
Il ressort de ce qui précède que l’idée d’exclure le Conseil constitutionnel des processus dont il est le juge unique ici-bas s’installa en vain dans l’esprit des profanes et des spécialistes comme en 2011, 2012 et 2016. Pourquoi en serait-il autrement en 2023, date à laquelle le spécialiste du Droit public, Abdel Kader Boye, rédige sa sentence politico-juridique, et au-delà ? C’est qu’un seul Abdel Kader cache deux professeurs Boye. Il suffit, pour en avoir le cœur net, de se donner la peine de relire Boye 1 (celui qui s’en remet au juge des élections) et Boye 2 (le justiciable qui, tel un justicier, se substitue à tous les juges), foulant aux pieds les institutions de la République et imitant du coup le ministre de la Justice, Ismaïla Madior Fall, qu’il considère pourtant «dangereux» pour les institutions, «l’unité nationale» et «la paix civile».
Décidé de stopper les «machinations du pouvoir» visant à faire participer le professeur Abdel Kader Boye au séminaire du lundi 21 novembre 2011 destiné à démontrer la recevabilité de la candidature du Président sortant Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle de février 2012, le préfacier de Gerti Hesseling (Histoire politique du Sénégal. Institutions, droit et société, Karthala, Paris, 1985) monte au créneau (Dakaractu, 23 novembre 2011) : «Le texte qui a été fourni [aux participants au séminaire] est une réflexion que j’avais publiée en février 2011 et qui a été photocopiée. Si j’y affirme que la candidature de Wade est recevable, un tel texte, sorti de son contexte, d’une tonalité générale défavorable au régime, appelait l’opposition à se préoccuper davantage des conditions de l’élection que de la validité de la candidature de Wade. Au total, ces nombreuses manœuvres me concernant ont quelque chose de terriblement enfantin. Elles me choquent d’autant plus qu’elles me mêlent à un débat passionné et partisan. Je ne pouvais assister à un séminaire qui sonne comme une pression exercée sur le Conseil constitutionnel qui va dans quelques semaines trancher la question de la candidature de Wade.» Nous sommes en 2011, du temps de Boye 1. En 2023, Boye 2 pose une question qui constitue, elle, une tentative d’intimidation, avant l’heure, du juge des élections.
La voici : «Comment croire que les membres du Conseil Cconstitutionnel pourraient valider [la candidature du Président Macky Sall en 2024] sans renier leur propre jurisprudence et sans violer les dispositions claires de la Constitution ?»
Les verbes intimidants «renier» et «violer», utilisés par le professeur Boye dans ce qui relève plus du commentaire politique que de l’analyse juridique, avaient été évités par les cinq (5) professionnels du Droit public (Pr Babacar Guèye, constitutionnaliste, Pr Abdoulaye Dièye, constitutionnaliste, Pr Mounirou Sy, constitutionnaliste, Pr Ameth Ndiaye, constitutionnaliste et Me Doudou Ndoye, avocat, juriste) lorsqu’ils avaient été invités à plancher sur la recevabilité ou non de la candidature de Wade pour un troisième mandat. Ils posèrent deux questions essentielles dont voici les libellés :
«Le président de la République sortant,Abdoulaye Wade,peut-il constitutionnellement briguer un nouveau mandat (troisième du genre) ?
Le Conseil constitutionnel est-il compétent pour se prononcer sur la recevabilité ou non de la candidature du Président sortant Abdoulaye Wade ?»
C’était le 23 août 2011 à l’hôtel Ngor Diarama à Dakar, lors du Forum du Mouvement du 23 juin (M23) sur la recevabilité ou non de la candidature du Président Abdoulaye Wade pour un troisième mandat. Le Non des spécialistes à la première question, leur Oui à la deuxième et les démonstrations juridiques grâce auxquelles leur verdict scientifique avait été étayé peuvent être consultés à tout moment dans l’ouvrage collectif (pp. 134-136) intitulé «M23 : Chronique d’une révolution citoyenne» (Les Editions de La Brousse, 2013).
Mais lorsque, le 29 janvier 2012, le Conseil constitutionnel valida irrévocablement la candidature du Président sortant Abdoulaye Wade pour un troisième mandat, le M23, à la suite d’une mini crise interne due à la grande déception, fonda son nouvel espoir sur sa participation à la campagne électorale de février et mars 2012 pour une élection présidentielle libre et transparente. En se comportant de la sorte, le M23 faisait aussi écho à l’invitation intelligente du professeur Abdel Kader Boye qui «appelait l’opposition à se préoccuper davantage des conditions de l’élection [présidentielle] que de la validité de la candidature de Wade». On connaît -le Professeur Boye le premier- la suite.
«Digue contre la violence»
Douze ans après le dénouement heureux, par les urnes, de la crise politique de 2011, le professeur Abdel Kader Boye fait un constat irréfutable. «La société sénégalaise est en crise profonde : crise morale, crise politique, crise sociale, crise des institutions», écrit-il dans sa tribune. Prenant la parole, le lundi 2 mai 2022, après la prière de l’Aid-Al Fitr (Korité) à la Grande Mosquée de Dakar, le Président Macky Sall déclare que «nous assistons à une société où la dégradation des valeurs risque d’affecter nos comportements de tous les jours». Mais de quelle chance, ne dépendant que de nous, disposons-nous pour sortir collectivement des quatre crises. S’agissant de la quatrième qui sape les bases de notre existence en tant que nation, le philosophe Souleymane Bachir Diagne plaide pour le réarmement de chacun afin de passer de l’idée tentante de lucre à celle d’accomplissement dans la vertu au travail. Diagne, assis à côté d’un autre Diagne -Mamoussé-, répondait le 23 décembre 2022 sur Itv, aux questions du journaliste Pape Alioune Sarr au cours de l’émission Les Belles Lignes. Les propos de l’auteur de L’encre des savants (Présence Africaine -Codesria- Paris-Dakar-2013) firent tilt : «Nous ne nous rendons pas compte que la seule barrière entre nous et la jungle, entre nous et l’état de nature, ce sont les institutions. C’est la raison pour laquelle nous devons tenir aux institutions comme à la prunelle de nos yeux. Les institutions tiennent en bride notre côté animal. Dès lors que nous nous mettons à traiter les institutions par-dessus la jambe, que nous considérons que les institutions elles-mêmes n’ont aucune importance, évidemment nous laissons libre cours à nos sentiments les pires. Dès lors que nous nous mettons à remettre en question les institutions à tout propos, il n’y a plus de digue particulière [contre] la violence.»
Si enfin nous admettions que les «mesures correctives de garantie de l’unité nationale et de la paix civile» demandées au président de la République par le professeur Boye sont d’abord d’émanation institutionnelle, nous ferions du respect des institutions le prélude à une sortie des crises morale, politique et sociale. Et plutôt que de discriminer les institutions de la République -d’aucuns préférant les vérificateurs de la Cour des comptes aux Sages du Conseil constitutionnel-, nous nous engagerions tous à les réformer en profondeur après l’élection présidentielle de 2024. D’ici là, l’élévation du langage dans un débat démocratique (rénové) est le seul moyen par lequel le retour à l’apaisement garantit à chacun l’exercice, en février 2024, de la souveraineté comme en février et mars 2000, février et mars 2012 et février 2019.Abdoul Aziz DIOP.Auteur, entre autres, de «Gagner le débat…» (L’Harmattan, 2023),Conseiller spécial à la Présidence de la République