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Aujourd’hui, nous nous proposons d’étudier notre posture en tant que scientifiques observant et analysant les mutations sociales au Sénégal, dans un contexte d’accélération technologique et sociale sans précédent. Car il ne suffit plus d’être témoin des transformations ; il faut en être l’archéologue attentif et le sociologue lucide. Dans cette entreprise, la sociologie de l’histoire et l’ingénierie sociale deviennent nos deux leviers de compréhension et d’action, nous permettant d’articuler la profondeur du temps avec la rapidité du présent. Ces deux cadres nous autorisent à inscrire nos observations dans la durée, à repérer les continuités sous les ruptures apparentes, à déceler ce que Norbert Elias appelait « la longue transformation des mœurs », c’est-à-dire la lente sédimentation des formes sociales derrière l’agitation événementielle.

Notre démarche au Centre de Liaison et de Transfert Ndukur se fonde sur un principe clair : la rigueur scientifique et la neutralité axiologique, au sens weberien du terme. Max Weber rappelait dans Le savant et le politique (1919) que la science ne doit pas dire ce qui est bon ou mauvais, mais « ce qui est ». Elle se borne à décrire, comprendre et expliquer les logiques à l’œuvre. C’est en ce sens que nous refusons la posture de Karl Popper, pour qui la validité d’une théorie repose sur sa falsifiabilité. Car notre ambition n’est pas de produire des lois universelles susceptibles d’être réfutées, mais de construire des intelligibilités situées, ancrées dans le réel social sénégalais et africain. La science sociale, telle que nous la pratiquons, ne se déploie pas dans l’abstraction des hypothèses mais dans la lente lecture des structures, dans la comparaison des récurrences et dans l’observation rigoureuse des patterns qui s’imposent à travers le temps.

Cette rigueur wébérienne consiste à se tenir au seuil du jugement, à suspendre l’opinion pour mieux saisir la logique interne des faits sociaux. Nous refusons de substituer la morale à la méthode, ou la politique à la raison scientifique. Car, comme le rappelait Raymond Aron, « la sociologie n’est ni morale ni prophétique ; elle est compréhension ». Comprendre, c’est reconstruire les chaînes de causalité, les contextes, les cohérences, sans jamais les dissoudre dans le présentisme. Ainsi, observer les mutations sociales au Sénégal exige de replacer chaque phénomène dans son histoire : les transformations du travail, l’émergence de nouvelles subjectivités urbaines, la digitalisation accélérée, la recomposition du lien civique. Tous ces éléments ne sont pas de simples faits de société ; ils forment des configurations, au sens éliasien du terme, c’est-à-dire des réseaux interdépendants d’actions et de représentations en transformation.

Dans cette perspective, notre posture scientifique est à la fois détachée et engagée : détachée dans le sens où nous refusons les partis pris idéologiques ; engagée parce que nous assumons la responsabilité intellectuelle d’éclairer les dynamiques en cours. Nous croyons, avec Pierre Bourdieu, que « le sociologue est celui qui se met en garde contre les évidences ». C’est pourquoi la sociologie de l’histoire devient ici une méthode de vigilance : elle nous invite à interroger la continuité des rapports de pouvoir, la persistance des inégalités, la reproduction des habitus et des structures symboliques qui façonnent nos trajectoires collectives. Car l’accélération du monde n’efface pas les sédiments du passé ; elle les remobilise sous d’autres formes.

Le Sénégal contemporain offre un laboratoire exemplaire de ces tensions : entre tradition et modernité, entre souveraineté et dépendance, entre savoirs locaux et technologies globales. La question n’est pas de choisir un camp, mais de comprendre comment ces forces s’articulent. Ici, l’ingénierie sociale vient compléter la sociologie de l’histoire : elle nous apprend à concevoir des dispositifs de transformation sociale fondés sur l’analyse rigoureuse des besoins, des valeurs et des capacités locales. L’ingénierie sociale, telle que nous la concevons au CLT Ndukur, n’est pas une manipulation des masses, mais une science de la structuration du changement : elle repose sur la compréhension fine des dynamiques culturelles, économiques et symboliques qui soutiennent les processus de modernisation. Elle cherche à anticiper, à accompagner et à orienter les mutations plutôt qu’à les subir.

La neutralité axiologique ne signifie pas indifférence morale : elle implique un effort constant de distanciation pour que la passion de la vérité ne soit pas confondue avec la passion du pouvoir. En ce sens, nous revendiquons la lignée méthodologique des grands historiens et sociologues qui ont su articuler rigueur et profondeur : Fernand Braudel, avec sa distinction entre le temps long, le temps moyen et le temps court ; Marc Bloch, pour qui l’histoire est « la science des hommes dans le temps » ; Norbert Elias, qui a montré que l’individu et la société ne sont pas deux réalités séparées mais deux pôles d’un même processus ; Pierre Nora, qui a donné au concept de « mémoire » une portée sociologique essentielle ; Michel Foucault, enfin, qui nous enseigne à lire les dispositifs de pouvoir dans leurs logiques historiques.

En convoquant ces références, nous ne cherchons pas à ériger un panthéon intellectuel, mais à rappeler que toute observation scientifique s’inscrit dans une tradition critique. Notre approche est à la fois inductive et comparative : nous partons des faits empiriques observés dans le contexte sénégalais pour les mettre en rapport avec des formes sociales globales. Ainsi, l’urbanisation rapide, la reconfiguration des solidarités, la transformation des familles et la montée de la jeunesse connectée ne sont pas des accidents ; ils constituent des indicateurs d’un basculement structurel. Ce basculement se manifeste dans les représentations, les usages technologiques, les formes de participation civique, mais aussi dans la manière dont l’État et les institutions réagissent à l’incertitude. C’est en suivant ces récurrences, ces patterns et ces séquences chronologiques que nous pouvons donner sens à l’accélération contemporaine.

La sociologie de l’histoire nous enseigne que chaque époque se vit comme une rupture, alors qu’elle n’est souvent qu’une inflexion d’un processus plus vaste. Comme le note Elias, « le changement social est un processus continu qui ne connaît ni commencement absolu ni fin définitive ». L’accélération technologique actuelle — intelligence artificielle, numérisation, automatisation — ne doit pas être interprétée comme un surgissement ex nihilo, mais comme l’aboutissement de dynamiques longues : la rationalisation wébérienne du monde, la logique marchande de l’économie, la bureaucratisation des savoirs, la mondialisation des flux. Notre rôle de chercheurs consiste à en dégager les lignes de force, à en identifier les conséquences sociales et à en prévenir les dérives.

Ainsi, lorsque nous observons les mutations du travail au Sénégal — la montée de l’économie numérique, l’informalité technologique, la prolifération des plateformes — nous devons les relier à la trajectoire historique du pays : de la colonisation économique à la libéralisation, des politiques d’ajustement structurel aux nouvelles formes d’entrepreneuriat. Ce regard généalogique permet d’éviter le piège du sensationnalisme : il restitue la profondeur du temps dans l’analyse du présent. Loin des jugements moraux ou des discours militants, notre tâche est d’établir les faits, de les interpréter à la lumière des cadres théoriques éprouvés et de rendre compte de leurs implications pour la société.

Cette posture exige une discipline intellectuelle que la sociologie de l’histoire partage avec les sciences de la complexité : reconnaître que les sociétés humaines obéissent à des logiques non linéaires, où l’accélération d’un secteur peut produire des effets imprévisibles ailleurs. L’ingénierie sociale intervient alors comme un outil de régulation et d’accompagnement : elle traduit les diagnostics sociologiques en stratégies d’action publique ou communautaire. C’est pourquoi nous parlons au CLT Ndukur d’une sociologie appliquée du devenir, c’est-à-dire une sociologie qui n’observe pas seulement pour comprendre, mais pour construire des trajectoires soutenables.

Dans cette perspective, notre travail d’observation repose sur une méthodologie rigoureuse : collecte de données empiriques, analyse comparative, triangulation des sources, validation collective des hypothèses. Nous construisons des grilles d’interprétation capables de détecter les récurrences significatives — ces patterns qui, au-delà des événements, révèlent les transformations profondes de la société. Par exemple, l’usage massif des réseaux sociaux comme espace d’expression politique, la recomposition des appartenances religieuses ou la redéfinition du rapport à l’autorité traduisent une mutation du lien social qui ne peut être comprise qu’en la rapportant à des cycles historiques plus anciens. La science sociale n’avance pas à coups de proclamations, mais par accumulation patiente d’observations vérifiées.

Notre approche refuse également la tentation positiviste de Popper, pour qui la valeur scientifique d’une proposition réside dans sa possibilité d’être réfutée. Dans les sciences sociales, les phénomènes ne se reproduisent jamais à l’identique ; la validité n’est donc pas dans la falsification, mais dans la cohérence interprétative et la robustesse empirique. Ce qui compte, c’est la capacité d’un modèle à rendre intelligible une pluralité de faits. Weber, en introduisant le concept de type idéal, nous montre que la science sociale ne cherche pas à coller au réel, mais à en dégager les structures de sens. Le type idéal est une construction rationnelle qui éclaire la complexité du réel ; il n’est ni la réalité, ni une utopie, mais une boussole. C’est dans cet esprit que nous construisons nos grilles d’analyse au CLT Ndukur : pour éclairer le réel sans le réduire.

Les historiens rigoureux, de Braudel à Paul Veyne, nous rappellent que la science du social doit se méfier du court-termisme. Braudel insistait sur la « longue durée » : les civilisations évoluent lentement, et les événements n’ont de sens qu’à l’intérieur de ces cycles longs. Marc Bloch, dans Apologie pour l’histoire, ajoutait que le bon historien ressemble à l’ogre de la légende : là où il flaire la chair humaine, il sait qu’il trouvera sa proie. Le sociologue, de la même manière, doit savoir repérer le social dans tout ce qui paraît individuel, le collectif dans tout ce qui semble anecdotique. C’est cette exigence de profondeur et de discernement qui fonde notre posture scientifique. Elle nous protège de la tentation médiatique et de la superficialité analytique.

Dans le contexte sénégalais actuel, où les réseaux sociaux accélèrent les perceptions, où l’opinion se confond avec la connaissance, et où la vitesse semble valoir preuve, la sociologie de l’histoire réintroduit une respiration. Elle rappelle que comprendre, c’est d’abord ralentir. Analyser, c’est se déprendre du flux pour reconstituer les structures. Ce travail de mise en ordre du temps est un acte de résistance intellectuelle. Il nous oblige à questionner non seulement les faits, mais aussi la manière dont ils sont perçus, transmis, amplifiés. C’est pourquoi notre observation ne se limite pas à la description des mutations : elle interroge les conditions mêmes de la production du sens dans un monde saturé de symboles.

Nous tenons également à affirmer que cette posture scientifique n’est pas occidentalisée : elle s’enracine dans la tradition réflexive africaine. L’Afrique, depuis les sociétés orales jusqu’aux recherches contemporaines, a toujours pratiqué une sociologie du temps, une lecture des cycles et des mémoires. Le concept wolof de Weur seuk, par exemple, articule la mémoire, la chance et la mort dans un dispositif symbolique de temporalité sociale. Cette conscience de la durée, cette attention au devenir, rejoignent la démarche de la sociologie de l’histoire : comprendre comment les forces invisibles du passé continuent de structurer le présent. En cela, notre centre s’inscrit dans une double filiation : celle des sciences sociales universelles, et celle des savoirs africains de la continuité.

Observer, documenter, interpréter : voilà les trois gestes qui fondent notre métier. Mais ces gestes n’ont de sens que s’ils sont portés par une éthique de la rigueur. Comme le rappelle Paul Ricœur dans Temps et récit, « le temps devient humain dans la mesure où il est raconté ». Notre rôle est d’articuler le récit du social à la raison scientifique, de rendre intelligible la complexité sans la trahir. Cette exigence nous protège de l’idéologie et de la manipulation : elle fait de la science non pas une tour d’ivoire, mais un instrument de lucidité collective.

Ainsi, à l’heure où l’accélération technologique bouleverse nos repères et où la société sénégalaise se recompose sous l’effet conjugué des innovations, des crises et des aspirations, notre tâche reste claire : produire du sens par la rigueur. Loin des dogmes et des modes intellectuelles, nous continuons à suivre les récurrences, à déceler les invariants, à cartographier les tendances. Nous refusons la fascination pour la nouveauté au profit de la compréhension des continuités. Car, au fond, toute accélération est aussi une répétition : le rythme change, mais la logique demeure.

C’est dans cette fidélité à la méthode et à l’histoire que réside notre légitimité scientifique. Nous n’avons pas la prétention de prédire, mais celle de comprendre. Et comprendre, comme le disait Hannah Arendt, « c’est déjà agir ». En inscrivant notre travail dans la rigueur wébérienne et la profondeur historique, nous affirmons que la science sociale n’est pas un commentaire, mais un acte de lucidité. Dans le tumulte des mutations contemporaines, notre devoir est d’être ces témoins méthodiques qui, à force de patience et de précision, redonnent au temps sa cohérence et à la société son intelligibilité. C’est là, dans ce geste d’intelligence lente, que se joue l’avenir de la pensée scientifique au Sénégal et dans le monde.

Dr. Moussa Sarr
Chercheur principal
Lachine Lab L’Auberge Numérique
Centre de Liaison et Transfert Ndukur