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L’Afrique a besoin de récits. De récits forts, dignes, mobilisateurs. De récits qui éclairent les trajectoires, célèbrent les avancées, mais aussi interrogent les silences. Le livre L’Afrique au cœur, publié par l’ancien président Macky Sall, s’inscrit dans cette volonté de transmission. Il se veut témoignage et plaidoyer, acte de foi en l’avenir du continent. Mais à la lecture attentive de ses pages, une question s’impose : peut-on prétendre porter la voix de l’Afrique tout en faisant l’impasse sur ses blessures les plus récentes ?

Ce texte, riche en anecdotes et en visions stratégiques, retrace les efforts d’un homme d’État pour électrifier les villages, désenclaver les terroirs, et inscrire l’Afrique dans le concert des nations. Il évoque l’enfant de Tomboronkoto, ébloui par la lumière, comme symbole d’un progrès rendu tangible. Il célèbre les racines, les valeurs, les engagements précoces. Mais il tait les controverses. Il contourne les échecs. Il esquive les violences.

LE SILENCE SUR LES HYDROCARBURES

Comment parler de transformation sans évoquer la gestion des ressources pétrolières et gazières, qui fut l’un des points les plus sensibles du régime ? Le scandale Petro-Tim, révélé par des enquêtes internationales, a mis en lumière une transaction opaque impliquant Frank Timis et Aliou Sall, frère du président. En 2012, deux blocs offshore ont été attribués à Petro-Tim, une société sans expérience dans le secteur, dans des conditions qui ont soulevé des soupçons de népotisme et de conflit d’intérêts. Aliou Sall, initialement présenté comme simple facilitateur, est devenu salarié de la société, alimentant les accusations de collusion.

Malgré les engagements du Sénégal dans l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), les contrats pétroliers n’ont jamais été publiés dans leur intégralité. Les clauses de partage des revenus, les mécanismes de contrôle, les implications fiscales : tout cela est resté flou. La société civile, à travers le mouvement Aar li nu bokk, a exigé des explications. Mais les réponses n’ont jamais été à la hauteur des attentes. Ce scandale, qui aurait pu être l’occasion d’un sursaut éthique, est totalement absent du livre. Ce silence interroge. Il affaiblit la portée du témoignage. Il trahit une volonté de maîtriser le récit, de consolider un legs politique sans en assumer les zones d’ombre.

LES MORTS OUBLIÉS DES ÉLECTIONS

Le livre ne dit rien des vies perdues. Rien des jeunes tombés sous les balles lors des manifestations électorales. Rien des familles endeuillées, des mères qui pleurent leurs fils, des quartiers traumatisés par la violence politique. En 2021, 2023, et jusqu’aux derniers mois du mandat, plusieurs Sénégalais ont perdu la vie en revendiquant leur droit à l’expression, à la justice, à la démocratie. Ces morts ne sont pas des accidents de parcours. Ils sont les témoins tragiques d’un système qui, à certains moments, a préféré la force au dialogue, la répression à l’écoute.

Le silence sur ces événements dans L’Afrique au cœur est plus qu’un oubli : c’est une négation. Une négation de la douleur, une négation de la responsabilité, une négation de l’histoire. Or, un récit qui prétend porter l’Afrique ne peut se permettre de passer sous silence les corps tombés pour elle.

UNE CORRUPTION SYSTÉMIQUE

Au-delà du scandale Petro-Tim, le régime de Macky Sall a été marqué par une corruption endémique, dénoncée par de nombreux observateurs. Attribution opaque de marchés publics, enrichissements inexpliqués, clientélisme institutionnalisé, instrumentalisation de la justice : autant de pratiques qui ont fragilisé l’État de droit et miné la confiance des citoyens. Des institutions censées garantir l’équité ont été perçues comme des instruments de contrôle politique. Des lanceurs d’alerte ont été intimidés, des journalistes traînés devant les tribunaux, des opposants emprisonnés.

Le livre ne dit rien de cette réalité. Il ne questionne pas les mécanismes de gouvernance, ni les dérives du pouvoir. Il ne reconnaît pas les limites du modèle mis en place. Il préfère le récit lisse à la parole rugueuse. Mais l’Afrique ne peut plus se contenter de récits lisses. Elle a besoin de récits vrais.

UNE GESTION BUDGÉTAIRE QUI HYPOTHÈQUE L’AVENIR

L’un des angles les plus préoccupants du legs de Macky Sall est la gestion des ressources publiques. Sous couvert de projets d’infrastructure ambitieux autoroutes, ponts, trains, stades le Sénégal s’est engagé dans une politique d’endettement accéléré, souvent sans transparence ni évaluation rigoureuse des retours économiques. Le taux d’endettement, qui était soutenable au début du mandat, a explosé au fil des années, atteignant des seuils critiques. Aujourd’hui, le service de la dette absorbe une part considérable du budget national, réduisant la capacité de l’État à investir dans les secteurs sociaux, à soutenir les PME, ou à répondre aux urgences économiques.

Cette situation, largement ignorée dans L’Afrique au cœur, est pourtant au cœur du blocage actuel de l’économie sénégalaise. Les marges de manœuvre budgétaires sont réduites à peau de chagrin. Les partenaires techniques et financiers s’inquiètent. Les citoyens ressentent les effets : ralentissement des investissements, retards dans les paiements, pression fiscale accrue. Ce n’est pas seulement une question de chiffres, c’est une question de vision. Une vision qui aurait dû anticiper, équilibrer, et rendre compte.

POUR UNE MÉMOIRE COMPLÈTE

Reconnaître les réussites ne doit pas empêcher de nommer les failles. L’Afrique mérite une mémoire complète, une parole politique qui assume ses contradictions. Le leadership ne se mesure pas seulement à la capacité de bâtir, mais aussi à celle de rendre compte. À celle de dire : « Voici ce que j’ai fait, voici ce que j’ai manqué, voici ce que je vous dois encore. »

Ce livre aurait pu être un acte de vérité. Il est un acte de foi. Mais la foi sans lucidité peut devenir une forme d’oubli. Et l’Afrique, aujourd’hui, ne peut plus se permettre d’oublier.

LA PEUR DE RENDRE COMPTE

Cet ouvrage tout comme les prises de parole et déplacements de Macky SALL, trahit moins une volonté de transmission qu’un réflexe de survie. Ce n’est pas la sérénité du bilan qui s’exprime, mais l’affolement d’un homme conscient que l’heure des comptes approche. Chaque page, chaque posture, chaque geste semble animé par une peur viscérale : celle de répondre devant l’histoire, devant la justice, devant le peuple.

La machine judiciaire, longtemps contenue, est désormais en branle. Les seconds couteaux tombent les uns après les autres, et nul ne doute que la cible ultime sera le chef d’orchestre d’un système que beaucoup décrivent comme clanique. Ce chef de gang, pour reprendre les termes de certains analystes, sait que la déferlante de la justice ne s’arrêtera pas aux marges. Elle remontera jusqu’au sommet.

Il ne s’agit plus de politique, mais de reddition des comptes. Et dans cette dynamique, aucune gesticulation, aucun ouvrage, aucun appel à la mémoire sélective ne pourra inverser le cours des choses.

Lansana Gagny SAKHO