Je voudrais apporter ma modeste contribution, dans le dĂ©bat soulevĂ© par l’éminent Professeur Mary Teuw Niane, sur sa conception de la laĂ¯citĂ© de l’Etat, relayĂ© par le Professeur Maurice Soudieck Dione Ă travers une lecture critique. C’est dire Ă mon humble avis que, c’est moins la laĂ¯citĂ© qui est en cause que la forme de notre RĂ©publique qu’il faudrait questionner. Le SĂ©nĂ©gal fait face Ă un problème de fond qui est celui-ci : la RĂ©publique n’a pas Ă©tĂ© inventĂ©e de l’intĂ©rieur, par les communautĂ©s amalgamĂ©es dans la nation (issue de la colonisation), elle a Ă©tĂ© importĂ©e pour Ăªtre superposĂ©e telle qu’elle Ă ce qui tenait lieu, aux yeux des nationalistes, de « communautĂ©s » constituant une nation. Tout comme l’Etat a Ă©tĂ© superposĂ© et imposĂ© Ă la nation par des Ă©lites modernistes.
RĂ©publique (modèle politique) n’est pas pluralisme confessionnel ni uniformitĂ© culturelle. La « rĂ©publique » est un modèle (parmi d’autres qui existent ou sont Ă inventer) de rationalisation de l’état de « pluralisme » (la « diversitĂ© » est essentialiste) dans la sociĂ©tĂ© nationale. Il serait utile de commencer par remarquer que le « modèle » relève de l’ordre du mental, du pensĂ©, du fabriquĂ©, de l’utopie ; tandis que « Ă©tat » tient de l’ordre de ce qui est subi, dĂ©jĂ -lĂ , comme le fait dâ€™Ăªtre en communautĂ©, de croire, de vivre.
La laĂ¯citĂ©, consubstantielle Ă la rĂ©publique, ne devrait pas consister en l’imposition d’un seul projet de sociĂ©tĂ© (chrĂ©tien, musulman, ancestrisme, laĂ¯cisme, etc.), mais plutĂ´t d’un seul modèle de sociĂ©tĂ© (dĂ©mocratie pluraliste). La laĂ¯citĂ© devrait donc Ăªtre : reconnaissance de la pluralitĂ© des projets de sociĂ©tĂ©, soutien et encadrement des structures officielles qui en sont porteuses, et neutralitĂ© de l’Etat (au lieu d’un amalgame forcĂ© ou d’une intĂ©gration unitariste et uniformisatrice) Ă leur endroit. L’Etat doit Ăªtre l’interprète et le maĂ®tre d’œuvre, le bailleur institutionnel, des projets de sociĂ©tĂ© divers qui surgissent dans la sociĂ©tĂ© et en sont collectivement le souffle qui l’anime et la porte.
Les sĂ©nĂ©galais ont inventĂ© et ne cessent d’inventer et de vivre un modèle de sociĂ©tĂ© qui refuse l’uniformisation des projets de sociĂ©tĂ© que portent les diverses communautĂ©s religieuses. « Vivre ensemble » veut dire, dialectiquement, vivre diffĂ©remment, chacun avec son projet de sociĂ©tĂ©, mais dans la sociĂ©tĂ©. L’essoufflement de la RĂ©publique—c’est de cela qu’il s’agit au fond— ressortissant de l’épuisement de ses modes de lĂ©gitimation, se traduit donc par le regain de vitalitĂ© du pluralisme des projets de sociĂ©tĂ©. L’école publique effondrĂ©e, c’est le signe de l’essoufflement de la RĂ©publique, l’éducation communautaire, signe de la vitalitĂ© des institutions religieuses, comble le vide, d’autant plus que la crise des valeurs qui accompagne l’échec de l’intĂ©gration nationale appelle une rĂ©ponse.
Je préfère parler plutôt de « vocation » et de « projet de société ». Parce que chaque groupe confessionnel a sa vocation et son projet de société, il lui est facile de reconnaître et de respecter ceux des autres. La République n’a pas à s’imposer en tant que modèle en niant ou en opposant, par une loi ambiguë, les vocations et projets de société des communautés nationales. Précisément le concept idéologique de l’identité (nationale vs. communautaire, politique vs. culturelle, etc.) est le substitut notionnel qu’en république on donne aux concepts de « vocation » et de « projet de société ».
Pourquoi les institutions de la communautĂ© chrĂ©tienne ne pourraient-elles pas astreindre Ă l’enseignement privĂ© chrĂ©tien (catholique ou autres) la mission de bĂ¢tir un citoyen chrĂ©tien et contribuer ainsi, du point de vue des valeurs et de la vision du monde chrĂ©tiens, Ă la production et Ă la transformation de la sociĂ©tĂ© nationale ? Pourquoi est-ce que les institutions de la sociĂ©tĂ© musulmane ne voudraient-elles pas donner Ă l’enseignement religieux islamique (par le daara, la dahira et l’association) la vocation de bĂ¢tir le citoyen musulman et contribuer, du point de vue de l’Islam, Ă la production de la nation ? L’Ă©ducation prodiguĂ©e par les familles chrĂ©tiennes et musulmanes, ou encore celles ancestristes, a-t-elle soustrait les citoyens du contrĂ´le et de l’autoritĂ© de l’Etat ? A-t-elle empĂªchĂ© aux uns et aux autres de vivre ensemble, de se marier, de se convertir, de cĂ©lĂ©brer ensemble des fĂªtes? En quoi « l’inscription du principe de la laĂ¯citĂ© dans la Constitution de notre pays, est-t-il une grave anomalie, une supercherie et un affichage pour plaire Ă certaines forces occultes qui en font un de leur cheval de bataille » ?
Ce « fanatisme laĂ¯c » qui nous fait tenir, sans questionnement, au fait rĂ©publicain, nous induit dans l’erreur qui consiste Ă croire que tout peut changer sauf la RĂ©publique, tout est problĂ©matique et Ă parfaire, sauf la RĂ©publique et ses prĂ©tentions. Si la RĂ©publique est une tradition (politique), elle doit alors Ăªtre continuellement inventĂ©e, avec et Ă l’image des traditions religieuses, par les communautĂ©s qui coexistent dans la seule et mĂªme sociĂ©tĂ© nationale.
Pape Sadio THIAM